Les experts sont capables de résoudre des problèmes plus efficacement que les novices, non seulement en raison de leur expérience, mais aussi grâce à leur capacité unique à organiser leurs connaissances d'une manière qui leur permet de reconnaître immédiatement des schémas significatifs. Ce processus de classification d’informations joue un rôle crucial dans la manière dont les experts abordent les problèmes. Ils n'appréhendent pas les informations de manière aléatoire, mais les placent dans des catégories spécifiques et pertinentes qui correspondent à des modèles éprouvés dans leur domaine d'expertise.

Une étude menée par DeGroot (1965) avec des joueurs d’échecs met en lumière cette distinction. Lorsqu'on leur présente un échiquier en cours de partie, les grands maîtres et les novices génèrent tous deux un nombre équivalent de coups possibles. Toutefois, la qualité de ces coups varie considérablement. Les novices choisissent souvent parmi une multitude d'options aléatoires, tandis que les experts se concentrent sur un ensemble restreint de coups de haute qualité, pesant soigneusement les avantages et les inconvénients de chaque mouvement. Cette différence provient d’une organisation du savoir extrêmement affinée, fruit d’années d’expérience à analyser des situations complexes et à évaluer des stratégies possibles. Les experts n'agissent pas uniquement sur une base de mémoire pure, mais utilisent un cadre mental structuré qui leur permet de reconnaitre rapidement les configurations pertinentes sur l’échiquier.

Les chercheurs ont aussi démontré que la capacité à mémoriser des informations visuelles est nettement améliorée chez les experts. Par exemple, dans une expérience menée par Chase et Simon (1973a), des grands maîtres d'échecs ont été capables de reproduire avec précision la position de plus de quinze pièces simplement en les ayant observées pendant quelques secondes. Cette aptitude ne découle pas d'une meilleure mémoire en soi, mais de la capacité à voir et à utiliser des relations profondes entre les éléments, relations qu'ils appliquent instinctivement durant la partie.

Il en va de même pour les techniciens en électronique, comme l'ont montré les recherches d'Egan et Schwartz (1979). Lorsqu’on leur montre brièvement un schéma complexe de circuits, les experts sont capables de se souvenir d’une quantité beaucoup plus grande d’informations que les novices. Leur supériorité réside dans leur capacité à comprendre rapidement l’ensemble du diagramme en fonction d’une catégorie générale (par exemple, un "circuit d’alimentation") et à repérer des composants familiers, comme des amplificateurs. Cette approche leur permet de mémoriser l’information de manière plus efficace et plus structurée que les novices, qui n'ont pas encore développé une telle organisation mentale.

Outre cette capacité à organiser leurs connaissances autour de schémas et de relations significatives, les experts sont capables d'utiliser plusieurs organisations de connaissances de manière flexible. Un paléontologue, par exemple, pourrait organiser ses connaissances des dinosaures en fonction de critères variés tels que l’âge géologique, les habitudes alimentaires, ou les stratégies de défense. Un historien pourrait structurer son savoir autour de périodes, de théories, de figures historiques ou d’approches méthodologiques. En revanche, les novices ne possèdent généralement qu’une ou deux manières très limitées d’organiser leurs connaissances, ce qui restreint leur capacité à résoudre des problèmes complexes.

Cet écart dans l’organisation du savoir a une implication directe pour l'apprentissage des étudiants. Même s’ils n’atteignent pas immédiatement le niveau d’expertise des professionnels, les étudiants peuvent néanmoins apprendre plus efficacement si l’on leur permet de relier l’information de manière significative. Une étude menée par Bradshaw et Anderson (1982) a montré que les étudiants qui apprennent de nouveaux faits historiques par le biais de connexions causales (par exemple, "Isaac Newton est devenu émotionnellement instable après la mort de son père") retiennent mieux l’information que lorsqu’ils apprennent des faits isolés. Cela montre l’importance de structurer l’information de manière à ce qu’elle soit interconnectée, ce qui facilite son assimilation et sa rétention.

Il existe aussi des méthodes pédagogiques qui aident les étudiants à organiser leurs connaissances de manière plus approfondie et plus utile. Par exemple, lorsqu’ils sont confrontés à un problème déjà résolu et qu’on leur demande de l’expliquer eux-mêmes en mettant l’accent sur les principes sous-jacents, les étudiants sont souvent mieux préparés à résoudre des problèmes nouveaux (Chi et al., 1989). De même, la méthode de raisonnement analogique permet aux étudiants de dépasser les similitudes superficielles entre des cas et de se concentrer sur les relations fondamentales qui les unissent (Gentner et al., 2003). Ces approches permettent aux étudiants de mieux structurer leur savoir et d’être plus efficaces dans leur apprentissage et leur performance.

Il est essentiel de comprendre que, en tant qu’experts, nous organisons souvent nos connaissances d’une manière très différente de celle de nos étudiants. Cette organisation joue un rôle déterminant dans nos performances en tant qu'experts. Les étudiants, en revanche, ont tendance à organiser leur savoir de manière plus superficielle, ce qui peut freiner leur capacité à aborder des problèmes complexes. Il est donc important, pour les enseignants, de fournir aux étudiants des outils permettant de structurer leurs connaissances de manière significative, en leur enseignant notamment comment extraire les principes clés d’un problème ou d’une situation.

Pour favoriser cet apprentissage, il est crucial d'accompagner les étudiants dans un processus où l’organisation de leurs connaissances soit guidée et réfléchie. Plutôt que de se limiter à des approches où les étudiants accumulent de l'information de manière isolée, il est préférable de les encourager à faire des liens entre les concepts et à explorer les relations profondes entre les éléments étudiés. De cette manière, leur savoir deviendra plus fluide et plus adaptable, leur permettant ainsi de mieux résoudre des problèmes nouveaux et complexes.

Pourquoi les étudiants échouent-ils à combiner plusieurs compétences qu’ils maîtrisent individuellement ?

Il est fréquent d’observer que des étudiants, pourtant compétents dans des domaines spécifiques pris isolément, échouent lorsqu’on leur demande de combiner ces compétences dans une tâche complexe. Ce phénomène ne relève pas d’un manque d’intelligence ou de motivation, mais plutôt d’une surcharge cognitive. L’esprit humain est limité dans sa capacité à traiter simultanément de grandes quantités d’informations. Lorsque cette limite est dépassée, la performance diminue inévitablement.

Des expériences classiques en psychologie cognitive, notamment celles de Kahneman, Navon, Gopher et Wickens, ont mis en évidence que la performance se détériore systématiquement lorsqu’un individu tente d’exécuter plusieurs tâches à la fois. L'exemple emblématique est celui de la conduite simulée : ajouter une simple conversation téléphonique détériore significativement la capacité à obéir aux signaux de circulation et à réagir rapidement. Plus la tâche secondaire est complexe, plus la tâche principale en pâtit. Il ne s’agit pas d’un déficit de compétence mais d’un épuisement des ressources attentionnelles disponibles.

Le cas des élèves de la classe de théâtre du professeur Kozol illustre parfaitement cette dynamique. Alors qu’ils maîtrisent séparément la voix, le mouvement et l’expression, l’exigence de les combiner dans une performance unifiée entraîne des erreurs manifestes. La coordination simultanée de ces compétences mobilise une quantité de ressources cognitives que les étudiants ne possèdent tout simplement pas encore.

À l’opposé, les experts semblent relativement immunisés à ces difficultés. Leur secret n’est pas une supériorité intellectuelle, mais l’automatisation. Par la pratique répétée, les compétences de base deviennent presque inconscientes, libérant ainsi de l’espace cognitif pour des tâches plus complexes. Le niveau élevé de fluidité atteint par les experts leur permet de réaliser plus avec moins.

Cette asymétrie de charge cognitive entre enseignants et élèves conduit souvent à des malentendus. L’enseignant, expert dans son domaine, perçoit la tâche comme simple et s’étonne de l’échec des étudiants. Or, ce qui est aisé pour l’un peut être cognitivement insurmontable pour l’autre. Cette incompréhension engendre souvent de la frustration, voire une remise en question injustifiée des capacités des étudiants.

Heureusement, des solutions existent. Réduire temporairement la charge cognitive permet aux apprenants de progresser plus efficacement. Il est souvent préférable de faire travailler une compétence isolément avant de l’intégrer dans une tâche plus globale. Par exemple, dans une étude sur l’enseignement des mathématiques avec des tableurs, les élèves performaient mieux lorsqu’ils apprenaient d’abord les outils du tableur séparément, avant de les utiliser pour des concepts mathématiques. L’apprentissage progressif permet une assimilation plus stable.

Un autre levier puissant est l’utilisation d’exemples résolus. Présenter aux étudiants des problèmes déjà résolus leur permet de concentrer leurs ressources sur l’analyse des mécanismes de résolution, plutôt que sur la résolution elle-même. Ce principe, connu sous le nom d’effet d’exemple résolu, est un cas particulier de l’étayage cognitif (scaffolding), où l’on soutient temporairement certaines dimensions de la tâche pour mieux guider l’apprentissage.

Toutefois, il convient de faire une distinction subtile entre deux types de charge cognitive : l’extrinsèque et la charge germane. Réduire la première – c’est-à-dire les éléments qui compliquent inutilement la tâche sans contribuer à l’apprentissage – est bénéfique. Mais réduire la seconde, qui est intrinsèquement liée aux compétences à acquérir, devient contre-productif. Par exemple, donner aux étudiants une feuille de formules peut les aider à se concentrer sur le choix et l’application des formules, plutôt que sur leur mémorisation mécanique, si l’objectif pédagogique est précisément cette application raisonnée.

Ce qui importe donc, ce n’est pas seulement de simplifier, mais de simplifier avec discernement. Il s’agit de libérer des ressources cognitives là où c’est utile, tout en maintenant une charge suffisante pour garantir l’apprentissage actif et durable des compétences visées.

Comment aider les étudiants à transférer leurs compétences et connaissances dans des contextes nouveaux ?

Il est souvent difficile pour les étudiants de faire le lien entre ce qu'ils apprennent et la manière dont ils peuvent appliquer ces connaissances dans des situations réelles ou nouvelles. Ce défi est particulièrement visible dans des domaines où la pratique est essentielle à la maîtrise, comme les sciences sociales, la médecine ou même l'administration publique. Il existe cependant plusieurs approches pédagogiques qui peuvent aider à combler cette lacune en facilitant le transfert des compétences et des connaissances acquises à des contextes variés.

Une première stratégie consiste à présenter des problèmes dans des contextes spécifiques et à demander aux étudiants de réfléchir aux compétences ou aux théories qu'ils pourraient appliquer pour les résoudre. Par exemple, un professeur pourrait proposer un problème statistique et demander aux étudiants quel test pourrait être utilisé pour le résoudre. De même, en anthropologie, un enseignant pourrait poser une question de recherche et inviter les étudiants à réfléchir aux méthodes de collecte de données appropriées. L’objectif ici est de pousser les étudiants à identifier les outils théoriques et méthodologiques adaptés à chaque situation, sans nécessairement qu'ils aient à appliquer concrètement ces outils.

Cette approche peut être enrichie par l’utilisation de questions hypothétiques qui modifient les paramètres du problème. Par exemple : "Que se passerait-il si ce problème impliquait des variables dépendantes ? Pourrait-on encore utiliser ce test ?" Ou encore : "Et si les sujets de votre recherche étaient des enfants ? Pourriez-vous toujours utiliser cette méthodologie ?" Ces variations de contexte permettent aux étudiants de développer une flexibilité cognitive et de mieux comprendre les conditions dans lesquelles chaque compétence peut être utilisée.

Une autre approche consiste à demander aux étudiants de réfléchir aux contextes dans lesquels ils pourraient appliquer des compétences ou des connaissances spécifiques. Par exemple, un enseignant pourrait spécifier une méthode particulière ou une théorie et demander aux étudiants de générer des exemples de situations où ces compétences pourraient être utilisées. Par exemple : "Donnez-moi trois problèmes statistiques qu'un test T pourrait aider à résoudre" ou "Voici une méthode de collecte de données utilisée en recherche ethnographique ; quelles questions pourrait-elle aider à résoudre ?" Cette démarche pousse les étudiants à adopter une perspective plus active, à s’impliquer dans l’identification des applications possibles de ce qu’ils ont appris.

Cependant, il arrive que les étudiants possèdent les compétences nécessaires mais ne pensent pas à les appliquer dans des situations nouvelles. Dans ce cas, des rappels occasionnels peuvent être utiles. De petits prompts comme "Où avons-nous déjà vu ce style de travail ? ", "Ce concept pourrait-il être pertinent dans un autre domaine que celui que nous avons étudié ?" ou "Souvenez-vous de l'exemple du pont que nous avons étudié la semaine dernière" peuvent aider les étudiants à relier des connaissances anciennes à des situations actuelles. Avec le temps, ces rappels peuvent devenir moins nécessaires à mesure que les étudiants apprennent à rechercher ces connexions par eux-mêmes.

Le défi supplémentaire réside dans l'intégration de ces compétences au fil du temps. En effet, il ne suffit pas de poser des questions ou de donner des exemples de manière isolée. Les étudiants doivent pratiquer régulièrement et dans des contextes variés pour véritablement maîtriser l'art du transfert de compétences. Si un étudiant est confronté à des problèmes différents les uns des autres sans occasion de revenir sur ses erreurs, comme le montre l'exemple du professeur Cox dans l'enseignement de l'écriture, il peut être difficile pour lui de faire des progrès tangibles. Chaque nouvelle tâche ou genre d'écriture devrait être vu comme une occasion de renforcer les compétences acquises, mais aussi de les adapter à un nouveau contexte. Sans une continuité dans la pratique, l'amélioration reste limitée.

De même, comme l’illustre l’expérience du professeur Strait, les étudiants peuvent se concentrer sur des éléments superficiels (comme la forme des présentations) tout en négligeant les aspects essentiels comme la profondeur du contenu ou la rigueur de l'argumentation. Cela est souvent dû à une incompréhension des attentes spécifiques liées à chaque type d’exercice. Il est donc crucial d’aider les étudiants à non seulement comprendre les compétences qu'ils doivent développer, mais aussi à saisir pleinement les critères de qualité associés à chaque domaine d’étude ou activité. Leur apprentissage doit être guidé à la fois par des retours détaillés et des occasions répétées de pratiquer dans des situations proches de celles auxquelles ils seront confrontés dans leur vie professionnelle future.

En fin de compte, il est essentiel que les enseignants prennent conscience des obstacles à l'apprentissage transitoire et mettent en œuvre des stratégies qui permettent de l'intégrer dans le processus éducatif. Une fois cette prise de conscience acquise, l'enseignement devient plus ciblé, plus adapté et plus efficace pour préparer les étudiants à réussir dans un monde complexe et en constante évolution.